Saba Enchante

La question peut sembler saugrenue car chacun sait que l'hébreu n'a qu'un passé, à la rigueur deux si l'on compte la forme היה אומר "était disant", comparable à la forme progressive (was saying) ou fréquentative (used to say) de l'anglais et qui sert aussi de conditionnel en hébreu moderne. Elle est attestée dès la Michna, comme dans Pirqéï Avot 1,2 :

שמעון הצדיק היה משיירי אנשי כנסת הגדולה. הוא היה אומר: על שלושה דברים העולם עומד

La question n'est donc pas de savoir si le plus-que-parfait existe en hébreu au sens morphologique (la réponse est évidemment non) mais au sens sémantique, c’est-à-dire s'il existe des phrases ou membres de phrase qui ont le sens du plus-que-parfait.

En hébreu moderne, cela semble bien difficile. Tout linguiste connaît le célèbre problème des langues sans plus-que-parfait (il n'y a pas que l'hébreu), avec les quiproquos savoureux du genre :

 כשמרים נכנסה לחדר המנהל שלה , הוא הוריד את המכנסים .

Le patron de Myriam était-il un satyre ou un grossier personnage qui baissa son pantalon pour l'accueillir, ou bien est-ce Myriam qui, faute d'avoir frappé avant d'entrer, a surpris, bien malgré elle, son patron qui avait baissé son pantalon?

En revanche, dans l'hébreu biblique, le sens d'imparfait ou de plus-que-parfait existe bel et bien. Il semble même que ce soit le sens par défaut lorsque, dans le récit biblique, la succession de passés exprimée par des futurs avec le "vav conversif" avec inversion du sujet (qui exprime des faits consécutifs) s'interrompt pour faire place à un simple passé sans inversion du sujet, voire un présent.

Il y en a un exemple dès Genèse 1 (encore qu'il vienne non après un futur avec "vav conversif", mais après un passé ordinaire בָּרָא , car le récit biblique ne saurait commencer par "Et") :

1      בְּרֵאשִׁית בָּרָא אֱלֹהִים אֵת הַשָּׁמַיִם וְאֵת הָאָרֶץ ׃
2       וְהָאָרֶץ הָיְתָה תֹּהוּ וָבֹהוּ וְחֹשֶׁךְ עַל־פְּנֵי תְהוֹם וְרוּחַ אֱלֹהִים מְרַחֶפֶת עַל־פְּנֵי הַמָּיִם ׃

Les deux verbes du verset 2, l'un au passé  הָיְתָה , l'autre au présent מְרַחֶפֶת  ont au plan sémantique valeur d'imparfait d'état (la terre était solitude et chaos… l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux).

Si le texte avait employé le futur avec vav conversif, on aurait obtenu quelque chose comme :

*ותהי הָאָרֶץ תֹּהוּ וָבֹהוּ... *ותרַחֶף רוּחַ אֱלֹהִים עַל־פְּנֵי הַמָּיִם ׃

Ce qui aurait voulu dire que, après le commencement, la terre fut solitude et chaos… et que l'esprit de Dieu se mut au-dessus des eaux. Absurdité non seulement grammaticale mais, qui plus est, théologique, car contredisant le sens même du récit de la Création.

L'imparfait fréquentatif est plus rare. On pourrait l'attendre chaque fois que le récit biblique n'est pas celui d'événements consécutifs, normalement exprimés par des futurs avec le "vav conversif", mais celui d'événements répétitifs (comme pour l'énumération des rites sacrificiels dans le Lévitique, section מות אחרי notamment) mais ces rites sont exprimés au futur (passé avec "vav conversif") car il s'agit de commandements (Aaron prendra… fera…).

On pourrait s'y attendre aussi au chapitre 30 de la Genèse, où sont décrites les "manipulations génétiques" avant la lettre de Jacob, qu' il a dû, à l'évidence, répéter pendant de nombreux jours. Un examen attentif ne rapporte toutefois qu'une maigre moisson. On trouve seulement, au verset 40 de Genèse 30 (au passé " ordinaire", sans vav conversif, mais avec tout de même inversion du sujet) :
וְהַכְּשָׂבִים הִפְרִיד יַעֲקֹב...
Et les agneaux, Jacob les séparait…

et non :

*ויפְרִיד יַעֲקֹב את הַכְּשָׂבִים...

Mais enfin, c'est bel et bien un imparfait fréquentatif, rendu par un passé "ordinaire".
 
Voilà pour l'imparfait (d'état ou fréquentatif) mais il y a, si l'on ose dire, plus fort : le plus-que-parfait. Il est encore plus rare mais en voici un exemple tiré de Nombres 13, 22 :

וַיַּעֲלוּ בַנֶּגֶב וַיָּבֹא עַד-חֶבְרוֹן וְשָׁם אֲחִימַן שֵׁשַׁי וְתַלְמַי יְלִידֵי הָעֲנָק וְחֶבְרוֹן שֶׁבַע שָׁנִים נִבְנְתָה לִפְנֵי צֹעַן מִצְרָיִם...

À l'évidence le sens de ce passéנִבְנְתָה  est que Hévron avait été construite (plus-que-parfait donc) sept ans avant צֹעַן מִצְרָיִם (Tsoan d'Egypte ).

Le meilleur exemple toutefois de passé à sens de plus-que-parfait est celui signalé par notre Maître B. Duvshani (7 février 2001).

À Genèse IV 1, on lit :              

וְהָאָדָם יָדַע אֶת-חַוָּה אִשְׁתּוֹ

que le site Sefarim traduit correctement par le plus-que-parfait :

Or, l'homme s'était uni à Ève, sa femme.

mais que la Bible de Louis Segond, pourtant assez fidèle au texte en général, traduit par le passé simple, ce qui constitue un contre-sens, non seulement grammatical, mais encore théologique :

Adam connut Eve, sa femme.

Le commentaire de Rachi est, sur ce point comme sur bien d'autres, sans ambiguïté :

והאדם ידע

כבר קודם הענין של מעלה , קודם שחטא ונטרד מגן -עדן , וכן ההריון והלידה .

שאם כתב ״וידע אדם״, נשמע שלאחר שנטרד היו לו בנים.

ce que Sefarim traduit :

L’homme connut  

Déjà avant le récit cité plus haut, avant la faute et son expulsion du jardin. Il en est de même pour la grossesse et la naissance [de Qayin], car si le texte avait porté וידע (wayéda’) au lieu de ידע (yada’), cela aurait voulu dire qu’il a eu des enfants après avoir été chassé.*
*  *

Enfin, pour les plus mordus de grammaire biblique, un petit florilège où il y a de quoi… perdre son latin!

(Job I 1-5)


א אִישׁ הָיָה בְאֶרֶץ עוּץ, אִיּוֹב שְׁמוֹ; וְהָיָה הָאִישׁ הַהוּא תָּם וְיָשָׁר וִירֵא אֱלֹהִים--וְסָר מֵרָע. ב וַיִּוָּלְדוּ לוֹ שִׁבְעָה בָנִים, וְשָׁלוֹשׁ בָּנוֹת. ג וַיְהִי מִקְנֵהוּ שִׁבְעַת אַלְפֵי צֹאן וּשְׁלֹשֶׁת אַלְפֵי גְמַלִּים, וַחֲמֵשׁ מֵאוֹת צֶמֶד בָּקָר וַחֲמֵשׁ מֵאוֹת אֲתוֹנוֹת, וַעֲבֻדָּה, רַבָּה מְאֹד; וַיְהִי הָאִישׁ הַהוּא גָּדוֹל מִכָּל בְּנֵי קֶדֶם. ד וְהָלְכוּ בָנָיו וְעָשׂוּ מִשְׁתֶּה, בֵּית אִישׁ יוֹמוֹ; וְשָׁלְחוּ, וְקָרְאוּ לִשְׁלֹשֶׁת אַחְיֹתֵיהֶם לֶאֱכֹל וְלִשְׁתּוֹ, עִמָּהֶם. ה וַיְהִי כִּי הִקִּיפוּ יְמֵי הַמִּשְׁתֶּה וַיִּשְׁלַח אִיּוֹב וַיְקַדְּשֵׁם, וְהִשְׁכִּים בַּבֹּקֶר וְהֶעֱלָה עֹלוֹת מִסְפַּר כֻּלָּם--כִּי אָמַר אִיּוֹב, אוּלַי חָטְאוּ בָנַי וּבֵרְכוּ אֱלֹהִים בִּלְבָבָם     כָּכָה יַעֲשֶׂה אִיּוֹב, כָּל הַיָּמִים. {פ}

 

הָיָה                               passé d'état
וַיִּוָּלְדוּ                            passé simple (ou plus que parfait) avec vav conversif
וַיְהִי (מִקְנֵהוּ)                   passé avec V conversif mais sens d'état
וְהָלְכוּ בָנָיו וְעָשׂוּ               passé fréquentatif
וַיְהִי (כִּי הִקִּיפוּ)               passé simple avec sens fréquentatif
 (וַיְהִי כִּי) הִקִּיפוּ               plus que parfait fréquentatif
וַיִּשְׁלַח אִיּוֹב וַיְקַדְּשֵׁם          passé avec V conversif mais sens fréquentatif
וְהִשְׁכִּים בַּבֹּקֶר וְהֶעֱלָה        passé fréquentatif
אוּלַי חָטְאוּ בָנַי וּבֵרְכו        passé par rapport au temps du discours
יַעֲשֶׂה                             futur avec sens de passé fréquentatif

  Bien sûr, l'hébreu moderne s'en tire en insérant (dans la version la plus convenable!) un adverbe de temps comme כבר (déjà).

 Une conjecture troublante au passage – et qui n'a rien à voir. On sait que les tsiganes sont appelés צֹועַנים  (tso'anim) en hébreu. La parenté avec tsiganes est patente. Mais on sait aussi que lesdits tsiganes sont appelés "gypsies" en anglais, mot qui, à l'évidence, évoque l'Egypte. Il n'est pas jusqu'à Molière qui ne qualifie d'égyptienne la gitane Zerbinette dans Les Fourberies de Scapin. Alors, Tsoan?

 Ce n'est pas le lieu ici de s'étendre sur ce point fondamental, mais le lecteur avisé en comprendra toutes les implications.  Il n'est pas indifférent, en effet, de savoir si "l'acte de chair" est le "péché originel" commis après la déchéance de l'homme chassé du paradis (et donc comme une conséquence de cette expulsion), ou bien un acte commis dans la sérénité, au paradis même, à une époque où, si l'on ose dire, "tout allait au mieux dans le Meilleur des Mondes"!

Passé simple "provisoire", qui ne sert que de traduction ("imparfaite" – si l'on ose dire) du titre de la rubrique de Rachi. Mais le texte de la rubrique, correctement traduit, montre à l'évidence que le sens est "avait connu".